XII
Les Wo perdent une fortune, les Tubo perdent plus encore ; un moulin à grain et une passoire à riz se révèlent être des armes redoutables.
La neige avait changé Chang-an en un amoncellement de formes simples. Les maisons n’étaient plus que des cubes noirs surmontés d’un cône blanc. Les murs au faîte ondulé donnaient l’impression qu’un long serpent albinos se mouvait sur leurs briques. Ici et là, un lampion éteint introduisait un bref éclat rouge dans ce monde bicolore, comme une goutte de sang suspendue. Des balayeurs dégageaient les accès aux temples et aux boutiques, pour que ces manifestations du courroux céleste n’empêchent pas les fidèles de distribuer leurs offrandes, ni les clients leurs sapèques. Submergés par la neige, les lions de pierre à la gueule ouverte postés devant les pagodes avaient l’air de gémir ou de rugir contre l’injuste violence des intempéries septentrionales.
Au sortir de la commanderie, Ti tomba nez à nez avec Visiteur numéro cinq, qui se promenait, un rouleau de papier à dessin sous le bras. Il n’en crut pas ses yeux.
— Comment vous êtes-vous échappé de votre enclos, vous ?
— Moi lapin rusé ! se vanta M. Petite-herbe-sans-équivalent-dans-votre-langue.
Ti ne vit pas en quoi cette référence aux signes du zodiaque était une réponse.
— Moi tigre courroucé, vous expliquer vite fait !
— Appliqué méthode à vous, répondit le Wo avec son indéfectible sourire. Moi seigneur Li Po sur liste contrôle. Grande finesse chinoise !
L’auteur du système fut tenté de l’envoyer traquer la grande finesse chinoise dans les prisons métropolitaines.
En tant que spécialiste des beaux-arts, Petite-herbe était venu admirer la splendeur de l’architecture bouddhique, dont un sanctuaire tout neuf s’élevait non loin. Ti le reconduisit à l’enclos des barbares, où il lui recommanda d’étudier la splendeur de l’architecture administrative.
Le garde posté à l’entrée ne prit pas la peine de consulter son registre :
— M. Li Po et Li Po, c’est bon, je connais.
Dans le pavillon des Wo, Lu Wenfu était en pleine réception des doléances. L’interprète tentait de traduire un flot de paroles prononcées à toute allure sous le coup de l’émotion : la cohabitation avec les autres délégations était pénible, les Coréens animaient une fronde à leur encontre, le gouvernement multipliait les brimades et on ne pouvait ni entrer ni sortir – un point que Ti souhaitait d’ailleurs discuter en privé avec eux.
— Ils se plaignent de perdre une demi-journée en réclamations chaque fois qu’il leur manque quelque chose, résuma le zhangke.
Ti supposa que c’était justement le but de ce système : les occuper à des stupidités.
M. Chou poussa soudain des cris perçants qui crispèrent tous les possesseurs d’oreilles à un li à la ronde. M. Champignon-noir courut se prosterner devant M. Calebasse. Les autres se mirent à fureter en tout sens, à l’intérieur et autour du pavillon, comme si un démon t’ien-kou avait été caché dans quelque recoin. Le traducteur expliqua d’où venait cette agitation :
— Visiteur numéro huit demande à subir le châtiment suprême pour avoir commis une faute impardonnable.
Il était censé garder les perles prévues pour leurs frais de séjour. Visiteur numéro neuf venait de s’apercevoir qu’il ne leur en restait plus une seule : leur trésor s’était évanoui.
Lu Wenfu poussa un profond soupir. Tout cela était très embêtant et, en plus, il avait mal au crâne.
Ti alla quérir des renforts au poste de garde. Il ordonna une fouille minutieuse des autres pavillons, ce qui acheva de faire détester les Wo par leurs compagnons de résidence. Il supervisa personnellement l’inspection du logement attribué aux Coréens, car c’était là qu’on les honnissait le plus.
Au bout de quelques minutes, Lu Wenfu vint le chercher. Il arrivait de chez les Tubo.
— A-t-on trouvé le butin ? demanda Ti.
— On a trouvé bien autre chose, seigneur.
À défaut de perles, il y avait un cadavre.
Toujours aussi grincheux, les Tubo numéro un, deux et trois étaient alignés au pied de leur plateforme. Tubo numéro quatre gisait sous une couverture, dans un coin de l’édifice. Ti en fut atterré. Cet enclos sous haute surveillance était l’endroit le plus dangereux de la capitale.
Lu Wenfu exposa les faits tels qu’ils s’étaient probablement produits : surpris alors qu’il fuyait avec les perles, le voleur avait estourbi un témoin gênant.
Ti n’eut pas besoin du contrôleur des décès pour confirmer le soupçon de meurtre. Tubo numéro quatre avait été massacré à l’aide d’un objet lourd. Ses blessures évoquaient davantage la colère que l’urgence ou la panique. Était-ce un attentat commis par une autre délégation ? Ti n’en voyait guère le mobile, hormis l’animosité qui régnait parmi tout ce beau monde.
Ces pavillons étaient des sortes de kiosques sans cloisons intérieures, on y vivait sans intimité. Aucun des survivants n’avait pu ignorer le drame. Pourtant, il avait devant lui trois témoins aphones.
« Puisqu’ils refusent de me répondre, je vais faire parler les murs », résolut le mandarin.
Dix années de réclusion avaient façonné leur logement à leur image. Les éclaboussures visibles sur les piliers témoignaient de jets de nourriture. Certaines parties avaient été enfoncées par la projection d’ustensiles pesants. Leurs paillasses étaient situées aux quatre coins, ils n’auraient pu coucher plus loin les uns des autres. Tout le décor trahissait leurs habitudes, leurs rapports et leur état d’esprit. Cet endroit, de prime abord luxueux, délicat et confortable, livrait au deuxième examen un aperçu de l’enfer.
Ils se haïssaient. Ils s’infligeaient toutes les petites vilenies imaginables. Si l’on suivait la piste de l’animosité, c’était vers l’intérieur de leur groupe qu’il fallait se diriger. Ti s’était trompé sur la raison de leur mutisme. En réalité, c’est contre eux-mêmes qu’avait grandi leur fureur. Ils ne se supportaient plus.
— Je sais que l’un de vous a tué son camarade, déclara-t-il. Je vous somme de parler !
Ce fut alors un flot d’invectives. Après avoir refusé de collaborer, voilà qu’ils s’accusaient mutuellement. Sans doute chacun d’eux n’avait-il de plus grand désir que de livrer ses compatriotes au bourreau. « Quand il s’agit d’accabler quelqu’un, jamais les mots ne manquent », songea le juge. Ils faisaient montre, par ailleurs, d’un assez bel éventail d’injures en langue chinoise.
Cette logorrhée n’était pas plus instructive que leur mutisme. De nouveau, Ti préféra faire parler les objets inanimés : ceux-ci collaboraient plus volontiers et lui étaient infiniment plus sympathiques.
Tubo numéro quatre avait reçu des coups violents portés par une arme solide à section carrée. Il n’y avait rien de tel dans l’édifice. L’instrument le plus massif était le moulin à céréales composé d’un plateau circulaire, d’une roue en pierre et d’un pilon encastré dans un mât central. Tout cela était fort encombrant, on avait dû avoir du mal à l’installer. Ti se demanda si certains éléments se démontaient. Il découvrit en effet une espèce de loquet qui, une fois défait, permettait de détacher le pilon. La partie jusqu’alors invisible de ce pilon était de section carrée et portait des traces noirâtres qui avaient tout du sang coagulé.
— Lequel de vous trois a-t-il été chargé d’étudier la fabrication des farines ? demanda Ti.
Tubo numéro un désigna Tubo numéro deux, qui indiqua Tubo numéro trois, qui hocha la tête en direction des deux autres. Ti poussa un soupir.
— Montrez-moi vos mains.
Comme les trois hommes s’obstinaient à les garder dans les profondeurs de leurs manches, plusieurs gardes furent nécessaires pour les en extraire de force. Tubo numéro un avait les doigts tachés d’encre ; c’était le spécialiste des soies teintées. Ceux de Tubo numéro trois sentaient le sorgho et les ferments de bière.
— Voilà notre assassin, conclut Ti en désignant Tubo numéro deux, dont les paumes présentaient le genre de callosités caractéristique des meuniers.
Toute enquête devait se conclure par les aveux du coupable. Celui-ci perdit tout d’un coup son chinois, et Ti se heurta de nouveau à un mur.
M. Champignon-noir avait suivi l’interrogatoire avec un vif intérêt, surtout au moment où Ti avait découvert dans un simple outil une arme mortelle. Il se permit de faire part de son opinion :
— Méthode pas bonne.
— Ah oui ? fit le juge, rouge de colère. J’aimerais bien voir comment vous vous y prenez, dans votre île où tout le monde est si aimable !
Le spécialiste des arts martiaux crut qu’on l’invitait à faire une démonstration des techniques policières en vigueur chez lui. Il empoigna une passoire à riz et se mit à en frapper le Tubo de toutes ses forces en divers points du corps. Lu Wenfu n’en crut pas ses yeux.
— Ne leur a-t-on pas interdit d’utiliser des instruments contondants ?
— Que voulez-vous ! dit Ti. Ils font leur miel de tout, c’est inextricable.
Il pria les soldats de maîtriser le sauvage tant que le témoin avait encore une bouche pour avouer. Alors qu’on secourait son compatriote, Tubo numéro trois saisit la lance d’un garde, la coinça dans le moulin à grain et s’en enfonça la pointe à hauteur du cœur. Il y eut des cris, des appels à l’aide, la confusion devint totale.
Tubo numéro un en profita pour s’élancer dans le corridor qui les séparait de la sortie. Il parvint à franchir le portail et poursuivit sa course dans la rue avec la vivacité d’un rossignol attiré par les premiers rayons du printemps. Il avait atteint l’avenue lorsque les gardes le rattrapèrent. Il eut droit à une leçon de morale pendant qu’ils le ramenaient à l’intérieur :
— L’honorable visiteur des Tubo ne doit pas rejeter l’hospitalité du Dragon. Mieux vaut profiter de la confortable résidence mise à sa disposition.
La figure du malheureux affichait une expression désespérée. On y lisait son regret d’avoir la vie trop chevillée au corps pour s’échapper à la manière de Tubo numéro trois.
En fin de compte, chacun des Tubo avait exploré une issue à sa portée : l’un avait poussé quelqu’un à le tuer, un autre s’était mué en criminel, le troisième avait tenté de s’enfuir et le dernier s’était donné la mort. Que de mauvais sentiments générés par cette réclusion ! M. Concombre se fit la même réflexion :
— Ça feng-shui ?
— Non, ça pas feng-shui du tout, répondit Ti.
Ce spectacle avait horrifiés les Wo. C’était la vision d’un avenir menaçant. Ils supplièrent des yeux le mandarin de les tirer de là. Cet air de chien battu les rendait attendrissants, il les prit en pitié. Après tout, on les avait placés sous sa responsabilité, il lui incombait de les protéger des périls qui les guettaient, même si ceux-ci émanaient de sa propre hiérarchie. Pouvait-il les abandonner dans un lieu où le premier malandrin venu avait réussi à les détrousser en toute impunité ?
Il passa du côté du domaine où siégeait la Chancellerie et alla présenter son rapport sur le meurtre d’un invité impérial.
Le sort des Tubo n’était pas un sujet d’inquiétude pour le gouvernement. Le chancelier estima qu’il s’agissait d’une affaire interne à ce royaume montagnard ; la justice chinoise ne souhaitait pas s’en mêler. L’assassin serait placé à l’isolement pour lui apprendre à tuer les gens sans autorisation. Quand la punition serait levée, on lui conseillerait de tromper son ennui par la pratique des jeux de société et de la poésie classique.
Le vol subi par les Wo, en revanche, contrariait Son Excellence.
— C’est très fâcheux, Ti. Que va-t-on penser de l’ordre chinois, chez les… là-bas… ?
— Dans le Dongyang, lui souffla le juge.
— Nous vous les avions confiés, Ti.
Le magistrat implora le pardon de son incompétence, mais rappela que c’était dans l’enclos des hôtes officiels qu’avait eu lieu le larcin, alors qu’ils étaient surveillés par la Garde pourpre. Il proposa de les loger ailleurs, dans une maison où sa responsabilité pourrait s’exercer pleinement. Il en connaissait une où l’on serait ravi de les accueillir sans qu’ils soient une charge pour l’État.
Il revint au pavillon des Wo avec deux nouvelles. Il n’avait pas retrouvé leur bien, mais il leur avait obtenu l’autorisation de quitter ce mouroir déplaisant. Du léger plissement qu’il perçut aux commissures de leurs lèvres il déduisit que ses protégés ressentaient une joie sans bornes.
Une demi-heure plus tard, la délégation de l’Est lointain déménageait avec une charrette remplie de bagages et de matériel. Leur départ se fit dans un silence de mort. Seul l’un des Coréens prit le juge à part.
— Méfiez-vous, seigneur. Ces Wo sont plus manipulateurs qu’il y paraît. Regardez : ils ont déjà réussi à se faire allouer une résidence personnelle !
Ti contempla le petit groupe de diplomates naïfs qui cheminaient en paix à côté du chariot. C’était ce qu’il avait vu de plus inoffensif entre ces murs. Il repoussa ces médisances, l’esprit tranquille. D’ailleurs, ses épouses allaient être enchantées de les avoir chez elles.
La seule chose qui l’étonnait, c’était de les voir prendre leur ruine avec une telle constance.
— Vous chercher voleur, trouver tueur, expliqua M. Calebasse. Nous confiance grand juge Ti.
Ce dernier se vit donc investi d’une nouvelle et brillante mission : conserver à ces Wo leur foi dans la justice des Tang.
Le petit cortège escorté par la Garde pourpre longeait le mur extérieur de la Cité interdite quand une poignée d’eunuques en robe grise le rattrapèrent. Les serviteurs venaient chercher l’un des Wo pour le compte de Leurs Majestés. M. Calebasse fit un pas en avant.
— C’est celui-là que nous voulons, ajouta leur chef en s’inclinant devant M. Concombre.
On avait décidé en haut lieu de lui prodiguer l’enseignement taoïste qu’il sollicitait. Ti ne fut pas fâché d’envoyer ce séducteur habiter ailleurs que dans sa maison, à proximité de ses femmes. Restait à savoir si l’empereur serait enchanté de le voir séjourner à proximité des siennes.
Une fois chez les Ti, les gardes se postèrent de part et d’autre de l’entrée sous prétexte de dissuader les voleurs.
Les dames étaient en train de garnir la salle principale de tentures jaunes, couleur de la richesse et de la fertilité. Elles préparaient dans l’effervescence la visite de la future belle-famille, sans cesser de s’agiter et de s’apostropher. Ce spectacle déconcerta les Wo.
— « Trois femmes ensemble et on se croit au théâtre », dit Ti. Vieux dicton de chez nous.
Ce qui intriguait les visiteurs plus que toute autre chose, c’étaient les sièges. Les Ti avaient fait l’acquisition d’un mobilier à la mode, notamment de ces chaises pliantes nommées « lit barbare », dont le style était importé de l’Ouest. Ils s’y laissèrent tomber pour voir si ces ustensiles incongrus et compliqués étaient aussi peu confortables qu’ils en avaient l’air.
Les dames se virent subitement cernées par des invités inattendus, à l’allure très exotique.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? fit madame Première.
— Des Wo, dit Ti.
— Et vous trouvez que ça fait joli pour recevoir du monde ?
Les deux concubines se déclarèrent très gênées d’être en présence d’hommes étrangers dans les appartements privés.
— Ce ne sont pas des hommes, vous dis-je, ce sont des Wo.
Il les leur présenta, en commençant par « M. Hou Lou-tseu ». L’homophonie n’échappa pas à sa Première.
— M. « Calebasse » ?
Le reste des présentations confirma qu’il ne s’agissait pas d’hommes, mais de légumes.